Voyage en pays Dogon, inventer la terre là où elle manque

 

Dans les falaises du plateau de Bandiagara, au Mali, les Dogon cultivent depuis des siècles un territoire rude, sec et pierreux. Face à l’érosion, au manque d’eau et à l’absence de sol fertile, ils ont développé des techniques agricoles d’une ingéniosité remarquable. Créer des murets, transporter la terre à dos d’homme, capter chaque goutte de pluie, transformer un éboulis en jardin : leur agriculture est un acte de construction permanente. Mais ce savoir-faire ancien, fondé sur l’adaptation et la solidarité, est aujourd’hui fragilisé par l’exode, le manque de main-d’œuvre et les changements environnementaux. Voyons comment ces pratiques perdurent, s’ajustent, et ce qu’elles nous apprennent.

 

Un peuple de bâtisseurs, entre ciel, pierre et savoirs

Les Dogon forment un peuple d’agriculteurs et de forgerons établi sur le plateau de Bandiagara, dans le centre du Mali. Leur présence dans cette région remonte au XVe siècle, lorsqu’ils fuient l’expansion de royaumes voisins et les conversions forcées à l’islam. En s’installant sur ces hauteurs rocheuses et peu accessibles, ils construisent une société organisée autour de villages à flanc de falaise, d’une architecture en pierre sèche remarquable, et de traditions agricoles étroitement liées à leur environnement.

Le territoire dogon est sec, fragmenté, et pauvre en terre cultivable. Cela a conduit à une forte spécialisation dans l’usage de l’espace, mais aussi à l’émergence d’un système agricole raisonné, collectif, pensé sur le long terme. L’agriculture y est conçue non seulement comme un moyen de subsistance, mais comme une pratique structurante : les champs, les greniers, les murets, les cycles de culture sont étroitement liés à la cosmogonie dogon.

Le calendrier agricole suit les observations astronomiques transmises par les prêtres, les ancêtres sont honorés à travers les récoltes, et les connaissances se transmettent oralement par les anciens, à travers des récits, des gestes et des rites. Chaque action sur la terre a un sens et s’inscrit dans un équilibre entre le monde des vivants, des morts et des forces invisibles.

 

Cultiver malgré l’aridité

Le plateau dogon est un territoire semi-aride, minéral, battu par le vent et menacé par l’érosion. L’eau y est rare et précieuse. Pourtant, les Dogon ont appris à faire jaillir la vie là où elle semblait impossible. Chaque saison des pluies est un défi : les précipitations, lorsqu’elles surviennent, ruissellent violemment sur les pentes, emportant la fine couche de sol. Il faut donc tout inventer, tout retenir, tout préserver.

Pour y parvenir, les Dogon ont développé un ensemble de pratiques agricoles d’une ingéniosité remarquable. Sur les pentes douces, ils construisent des lignes de pierres transversales qui ralentissent le ruissellement et limitent l’érosion. Sur les terrains plus escarpés, ils façonnent de longues terrasses étroites, divisées en casiers. Dans les champs de mil, ils forment des buttes enrichies en matière organique, favorisant la rétention d’eau et la fertilité.

Plus tard, ils érigent de petits barrages dans les ravines pour capter les sédiments et créer de nouvelles parcelles cultivables. Sur les terres les plus profondes, ils pratiquent aussi la technique du zaï, creusant des poquets remplis de débris végétaux pour revitaliser les sols appauvris.

 

Créer la terre, pierre par pierre

Mais l’un des savoir-faire les plus emblématiques reste la création de jardins d’oignons sur des sols où la roche affleure. Ces jardins ne sont pas installés sur une terre préexistante : ils sont littéralement fabriqués. Tout commence par l’alignement de pierres, extraites à la main ou éclatées au feu, transportées à dos d’homme jusqu’au futur site de culture. Les murets ainsi formés, de 30 centimètres à 1,5 mètre de haut, se croisent à angle droit et dessinent de petites parcelles d’un à deux mètres carrés.

Dans chaque carré de pierre, on dépose de la terre, mêlée à des débris végétaux. Cette matière est collectée autour des sources ou dans les champs, transportée panier par panier jusqu’aux jardinets. Le sol reconstitué peut atteindre jusqu’à un mètre d’épaisseur. Il est ensuite nivelé à la main.

Dans ces parcelles ainsi créées, les Dogon cultivent d’abord l’oignon, mais aussi quelques tomates et du piment en saison sèche, puis de l’aubergine, du maïs ou du mil en saison humide. L’arrosage se fait manuellement, à partir d’une source proche. Les rendements sont impressionnants : jusqu’à 30 tonnes d’oignons par hectare, qui alimentent aujourd’hui les marchés du Mali et de la Côte d’Ivoire.

 

Travailler la terre, structurer la société

Cette agriculture exigeante mobilise toute la famille. Les enfants participent aux travaux dès l’âge de 10 ans. Chaque lignée possède un droit de culture sur les terres des ancêtres, transmises par filiation. Mais en plus des champs familiaux collectivement entretenus, chaque individu peut posséder ses propres jardins, dont il garde les récoltes.

Ces aménagements demandent un travail colossal, et le droit sur la terre peut devenir conflictuel. Il n’est pas rare que certains s’approprient une parcelle juste après que les travaux d’aménagement aient été réalisés par d’autres. Les familles les plus vulnérables sont souvent celles dont la parentèle est réduite, faute de main-d’œuvre et de protection. L’exode vers les terres basses aggrave encore cette fragilité : de nombreuses familles restées dans les falaises peinent à maintenir leur mode de vie.

 

Préserver ce qui tient encore

Aujourd’hui, les savoir-faire agricoles des Dogon sont fragilisés. L’exode rural, notamment des plus jeunes vers les villes ou les plaines plus accessibles, vide peu à peu les villages accrochés aux falaises. L’essor de l’agriculture intensive dans certaines zones du Mali, les sécheresses plus longues, et l’instabilité sécuritaire liée aux groupes armés qui circulent dans la région rendent le quotidien encore plus incertain.

À cela s’ajoute un phénomène plus insidieux : la perte progressive des repères culturels. Lorsque les gestes ne sont plus transmis, lorsque les champs ne sont plus entretenus collectivement, lorsque la parentèle s’amenuise, c’est toute l’organisation sociale autour de la terre qui se désagrège.

Et pourtant, ces jardins construits sur la roche, ces casiers patiemment remblayés à la main, continuent de nourrir, de structurer, de relier. Ils portent en eux une autre manière d’habiter la terre, faite de mesure, de résilience, de transmission lente.

 

Pour aller plus loin

- Le Paysan Dogon – Jean Gallais (1965)
- Agricultures singulières (Éric Mollard & Annie Walter, IRD, 2008)
- Sahelien Videos (YouTube)

 
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