Le monde sur la carapace d’une tortue

 

Dans les traditions orales de nombreuses nations autochtones d’Amérique du Nord, la terre ne fut pas conquise. Elle n’apparut ni dans la violence, ni par décret divin. Elle fut construite patiemment, lentement, dans un monde submergé par les eaux, grâce à la coopération entre êtres vivants. Ces récits, que les Anishinaabe, les Haudenosaunee, les Ojibwe ou les Mi’kmaq transmettent depuis des siècles, forment ce que l’on appelle la légende de Turtle Island. Plus qu’un mythe de création, il s’agit d’une cosmologie relationnelle : une manière d’inscrire l’origine du monde dans une trame de gestes partagés, de vulnérabilités croisées et de continuités entre humains et non-humains.

 
sequoia woman

Une terre sans terre : la genèse d’un monde aquatique

Tout commence dans un monde recouvert d’eau. Il n’existe ni continent, ni rivage, ni montagne. Une femme tombe du ciel, parfois enceinte, parfois déjà porteuse d’une graine ou d’un pouvoir de création. Chez les Haudenosaunee, elle est nommée Sky Woman. Sa chute ne provoque pas la terreur, mais une mobilisation : les animaux aquatiques, conscients de la fragilité de ce corps étranger, organisent sa réception.

Le castor, la loutre, la grenouille tentent de plonger dans les profondeurs pour rapporter un peu de terre. Mais tous échouent, sauf le muskrat. Petit et sans gloire, il parvient à remonter, exsangue, un peu de limon entre ses pattes. La tortue, quant à elle, propose son dos comme fondation. Sur cette surface courbe, instable mais offerte, les quelques grains de terre vont croître. Grâce à l’action conjointe du vivant, la création devient possible.

 
Thirteen moons Oneida

Une cosmogonie inscrite sur la tortue

Si l’on observe la carapace de la tortue, on y distingue treize grandes plaques centrales, encerclées de vingt-huit plus petites. Treize comme les lunes de l’année. Vingt-huit comme les jours d’un cycle lunaire. Pour les Anishinaabe, cette géométrie n’est pas un hasard mais un calendrier naturel, un rappel constant de l’harmonie entre la terre, le temps et les cycles de vie.

La tortue n’est pas seulement un support physique : elle est le socle du monde, l’ordre du vivant, la mémoire du cosmos. Elle incarne la lenteur, la persévérance, la sagesse. Elle est l’ancêtre silencieuse sur laquelle repose l’humanité.

 

Variations culturelles, convergences symboliques

Chaque version du mythe porte les marques de la géographie, des langues, des histoires propres aux peuples qui le racontent. Pour les Ojibwe, le rôle de la loutre est central. Pour d’autres, la chute de Sky Woman provoque la germination d’un grand arbre cosmique, qui sépare ciel et terre. Mais toutes les versions convergent sur un point : la terre n’existe que par coopération, sacrifice et équilibre.

La tortue, dans ces récits, est une figure profondément écologique. Elle ne domine pas. Elle porte. Elle ne crée pas seule. Elle accueille. Elle rappelle que toute existence est relationnelle et que la terre est toujours un bien commun.

Image : Turtle Island, Artistic interpretation of an island growing atop a turtle's back. (© Katalinks/Dreamstime)

 

Une géographie encore vivante aujourd’hui

Le terme Turtle Island n’est pas qu’un mythe ancien. Il est utilisé aujourd’hui par de nombreuses communautés autochtones comme une manière de désigner leur territoire ancestral, en rupture avec les toponymies coloniales. Dire Turtle Island, c’est refuser l’effacement. C’est affirmer que la terre, au-delà de ses frontières modernes, est un être vivant, porteur d’histoires, de récits, de luttes.

Dans les mouvements autochtones contemporains, cette image de la tortue réapparaît fréquemment. Elle incarne la résistance lente mais constante, le refus d’être déraciné. Elle enseigne que le progrès sans mémoire est une chute sans fond.

 

📘 Pour aller plus loin

  • Creation Myths of the Indigenous Americas – Jarold Ramsey

  • The Mishomis Book: The Voice of the Ojibway – Edward Benton-Banai

  • Skywoman: Legends of the Haudenosaunee – Haudenosaunee Confederacy (récits oraux retranscrits)

  • All Our Relations: Native Struggles for Land and Life – Winona LaDuke (pour comprendre l’usage contemporain de "Turtle Island")

  • Native-Land.ca – Une carte interactive des territoires autochtones et des nations qui les occupent : https://native-land.ca

 
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Voyage en pays Dogon, inventer la terre là où elle manque