Habiter la chaleur : savoirs corporels paysans en milieux extrêmes

 

Alors que les vagues de chaleur deviennent plus intenses et plus fréquentes, partout sur la planète, la question de la protection individuelle face à ces extrêmes prend une nouvelle urgence. Pourtant, dans de nombreuses régions du monde, des communautés agricoles affrontent depuis des générations ces conditions climatiques sévères. Elles y répondent par des gestes simples, précis, souvent invisibles dans les récits dominants. Cet article propose un tour d’horizon de pratiques paysannes traditionnelles de protection corporelle contre la chaleur, issues de savoirs locaux longuement façonnés.

 

Touaregs du Sahara (Mali, Niger, Algérie)

Dans les zones hyperarides du Sahara central, les Touaregs pratiquent une agriculture oasienne marginale : dattiers, mil, parfois légumes sous ombrage, dans des systèmes où l’eau est acheminée par des foggaras ou des puits de profondeur variable. Face à une exposition solaire extrême, leur principal outil de protection est le tagelmust, un turban indigo de plusieurs mètres, enroulé autour de la tête, du cou et du visage. Ce tissu dense, souvent teint à l’indigo végétal, permet de filtrer le rayonnement solaire, de créer une couche d’air isolante, et de ralentir l’évaporation cutanée. La maîtrise du nouage du tagelmust est un savoir incorporé dès l’enfance, transmis dans les contextes à la fois domestiques et rituels. Dans un environnement sans ombre, ce vêtement devient une interface thermique essentielle, indissociable des conditions de culture et de déplacement.

 

Aborigènes du désert australien (Pitjantjatjara, Arrernte)

Dans les déserts d’Australie centrale, les peuples aborigènes n’ont pas développé une agriculture sédentaire, mais une gestion écologique des espèces végétales nourricières. Ils pratiquent des brûlages contrôlés pour stimuler la repousse d’ignames sauvages, récoltent graines, baies, fruits à coque, et préservent des zones spécifiques selon les cycles. Dans ces paysages nus, où la chaleur au sol dépasse parfois 60°C, ils s’enduisent la peau de cendre végétale ou d’argile blanche. Cette couche réfléchit les UV, agit comme une barrière thermique, et ralentit la sudation, limitant ainsi les pertes d’eau. Cette pratique s’inscrit dans une écologie du corps, où les gestes de soin sont pensés comme des prolongements du rapport au territoire. Le corps n’est pas extérieur au paysage : il interagit avec lui selon des logiques de réciprocité environnementale.

 

Paysans du Sindh (Pakistan)

Dans les plaines semi-arides du Sindh, les paysans cultivent blé, coton, canne à sucre, riz irrigué ou légumes tropicaux selon les saisons. Le coton local, à fibres longues, permet la fabrication du ajrak, un grand châle imprimé selon des motifs ancestraux à base de teinture végétale et de boue fermentée.
Lors des fortes chaleurs, ce tissu est trempé dans l’eau, puis porté sur les épaules et la tête, créant un microclimat mobile.
Le coton brut absorbe l’humidité et laisse circuler l’air, permettant un refroidissement progressif par évaporation. L’ajrak, transmis par les lignées masculines, est autant marqueur identitaire qu’outil climatique, révélant une complémentarité entre culture textile et pratiques agricoles en climat extrême.

 

Riziculteurs du delta du Mékong (Vietnam)

Dans le delta du Mékong, les riziculteurs pratiquent une agriculture intensive en eau, avec des cultures secondaires de patates douces, bananes, haricots mungo ou légumes-feuilles. Leur tenue traditionnelle, toujours largement en usage, comprend le nón lá, chapeau conique en feuilles de palmier, et des vêtements longs en coton léger. Ces habits, parfois humidifiés avant les travaux, permettent une ventilation naturelle du corps, tout en protégeant la peau du rayonnement solaire diffus sur l’eau des rizières. Le chapeau offre une ombre mobile, souvent élargi par un voile pour la nuque. Dans un milieu saturé d’humidité, ces choix vestimentaires ne relèvent pas du folklore : ils sont des réponses fonctionnelles à une double contrainte de chaleur et d’humidité permanente, ajustées au rythme du travail agricole.

 

Paysans andalous (Espagne, XIXe siècle)

Dans l’Andalousie rurale du XIXe siècle, marquée par une forte pauvreté paysanne et un climat semi-aride, les récoltes d’oliviers, de blé, et de vignes s’effectuent sous un soleil accablant. Les journaliers agricoles, souvent sans accès à l’ombre ou à des temps de repos formalisés, développent des techniques empiriques pour supporter la chaleur. L’une d’elles consiste à tremper leur sombrero de paille et leur chemise de coton dans l’eau, avant d’aller au champ. Ce refroidissement par évaporation, bien que rudimentaire, permet de ralentir l’échauffement corporel lors d’un labeur prolongé. Un geste modeste, mais révélateur d’une adaptation concrète à un environnement contraignant, dans une société marquée par l’inégalité foncière et l’exposition permanente des corps au soleil.

 

Pour aller plus loin :

  • Rasmussen, Susan J. (1995). The Poetics of Dress among Tuareg Women. Africa, 65(3), 391–412.

  • Walsh, F.J. (1990). An Ethnobotany of the Western Desert: Traditional Ecological Knowledge and Vegetation Ecology of Aboriginal People. Journal of Arid Environments, 18(2), 123–146.

  • Ansari, A. (2009). Ajrak: The Pride of Sindh. Sindhological Studies, Institute of Sindhology, Jamshoro.

  • Jamieson, Neil L. (1993). Understanding Vietnam. University of California Press – chapitre sur les pratiques rurales et vestimentaires.

  • Scott, James C. (2009). The Art of Not Being Governed: An Anarchist History of Upland Southeast Asia. Yale University Press – pour penser les logiques d’adaptation et d’autonomie dans les marges agricoles.

  • Ingold, Tim. (2011). Being Alive: Essays on Movement, Knowledge and Description. Routledge – pour une lecture anthropologique des gestes et de l’habiter corporel en environnement extrême.

  • Batterbury, S. (2001). Environmental Activism and Social Networks: Campaigning for bicycles and alternative transport in West London. The Sociological Review – pour la notion d’“écologies du corps” et d’adaptation quotidienne.

 
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