Les vergers de durian : techniques, pratiques et savoirs paysans

 

Fruit épineux, vénéré ou détesté, le durian (Durio zibethinus) est devenu l’un des symboles les plus puissants des paysages tropicaux d’Asie du Sud-Est. Surnommé le « roi des fruits », il impose sa présence : odeur puissante, chair crémeuse, saison des récoltes attendue comme une fête, vergers familiaux ou plantations intensives. Derrière chaque fruit, il y a une forêt, des pollinisateurs, des rituels, des économies locales… et, de plus en plus, une demande mondiale en pleine expansion. Les vergers de durian ne sont pas seulement des alignements d’arbres productifs. Ils prolongent des pratiques agroforestières anciennes, où se rencontrent savoirs paysans, biodiversité et désormais pressions du marché global.

 

Des forêts de Bornéo aux vergers d’Asie du Sud-Est

Les botanistes s’accordent à situer l’origine du durian dans la région de Bornéo et Sumatra, avec des populations sauvages également présentes dans la péninsule Malaise. Bien avant son entrée sur les marchés internationaux, le durian était un fruit forestier, récolté dans des milieux riches en espèces, où coexistent plusieurs Durio (D. zibethinus, D. graveolens, D. kutejensis, etc.).

Au fil des siècles, les populations austronésiennes ont contribué à sa domestication et à sa diffusion, en sélectionnant les arbres les plus savoureux et en plantant des vergers autour des villages. De là, le durian s’est progressivement établi en Thaïlande, au Vietnam, en Malaisie, en Indonésie, puis au Sri Lanka, en Inde, et plus récemment dans certaines zones tropicales de Chine et du nord de l’Australie.

Jusqu’au milieu du XXᵉ siècle, la plupart des vergers étaient encore des jardins-paysages : des arbres de durian intégrés à un système plus vaste, avec manguiers, ramboutans, bananiers, cocotiers, légumes et petits élevages, plutôt qu’une monoculture pure.

 

Un fruit controversé, au cœur des cultures locales

Le durian concentre les contrastes. Sa chair est décrite comme très riche, parfois comparée à une crème aux amandes, tandis que son odeur est réputée envahissante, au point d’être interdite dans certains transports publics à Singapour ou Bangkok. Pourtant, dans de nombreuses régions, il marque le calendrier : on attend « la saison du durian » comme un moment de retrouvailles, de vente directe et de cadeaux entre proches.

En Thaïlande, en Malaisie, en Indonésie ou au Vietnam, il est associé à des marchés de nuit, des stands saisonniers, des dégustations au bord des routes. Dans certains villages, les gros fruits d’un arbre particulier sont réservés à la famille, aux invités ou aux cérémonies. Le durian circule aussi comme monnaie d’hospitalité : offrir un bon fruit, bien mûr, c’est exprimer respect et générosité.

Les savoirs locaux classent souvent le durian dans la catégorie des aliments « qui échauffent » le corps ; on évite de l’associer à certains autres aliments ou à l’alcool, selon des logiques humoralistes propres à chaque culture. Là encore, la frontière entre nutrition, symbolique et soin n’est pas nette : les vergers de durian sont à la fois des lieux de production, de sociabilité et de circulation de représentations sur le corps.

 

Les savoirs paysans autour du durian

Un verger de durian productif demande un environnement précis :

  • climat tropical chaud et humide,

  • pluies bien réparties mais avec une période relativement plus sèche pour induire la floraison,

  • sols profonds, bien drainés, riches en matière organique.

Les arbres sont généralement plantés à des espacements de l’ordre de 8 × 8 m à 10 × 10 m, afin de laisser se développer la canopée. Dans les systèmes traditionnels, cet espace est parfois partagé avec d’autres espèces fruitières, des cultures vivrières ou des plantes médicinales.

Aujourd’hui, presque tous les vergers commerciaux reposent sur le greffage : les porte-greffes issus de semis sont surgreffés avec des clones sélectionnés (par exemple Monthong en Thaïlande, Musang King ou D24 en Malaisie). Cette pratique permet d’homogénéiser la qualité des fruits, de raccourcir la phase juvénile et de stabiliser la production.

Du côté des savoirs paysans, la conduite d’un verger de durian repose sur une observation fine :

  • lecture de la floraison,

  • équilibre entre taille, fertilisation et charge en fruits,

  • gestion de l’eau pendant les phases sensibles,

  • protection des arbres contre les vents forts et les excès d’humidité (propices aux maladies).

Un élément souvent méconnu mais central : la pollinisation. Les fleurs de durian s’ouvrent généralement en soirée, dégagent beaucoup de nectar et sont surtout visitées par des chauves-souris frugivores et nectarivores, qui assurent une part essentielle de la nouaison. Des études menées en Indonésie et en Malaisie montrent que lorsque les chauves-souris sont exclues, le taux de fruits formés chute de manière significative. Ainsi, les vergers de durian dépendent d’interactions écologiques nocturnes souvent invisibles aux yeux des visiteurs.

 

Entre diversité botanique et standardisation des goûts

Le genre Durio regroupe plus de 20 espèces, dont plusieurs produisent des fruits comestibles, aux couleurs et parfums variés. Pourtant, à l’échelle mondiale, une seule espèce domine les vergers et les échanges commerciaux : Durio zibethinus.

En Malaisie, en Thaïlande, au Brunei ou en Indonésie, des dizaines, voire des centaines de cultivars sont enregistrés ou nommés localement. Ils se distinguent par la taille du fruit, l’arôme, l’épaisseur de la chair, la couleur ou la précocité. Néanmoins, le marché international tend à privilégier quelques clones très standardisés, faciles à exporter et répondant à des attentes précises (texture, douceur, peu de fibres).

Les travaux récents de génomique mettent en évidence une diversité génétique importante chez le durian, mais aussi des risques d’érosion si l’on concentre la production sur un nombre réduit de variétés commerciales. Là encore, les vergers paysans diversifiés, avec plusieurs cultivars mélangés, jouent un rôle discret mais essentiel pour maintenir des ressources génétiques et des goûts moins homogénéisés.

 

Une économie en plein essor, des paysages sous pression

Depuis les années 2000, la demande en durian a explosé, en particulier en Chine, où le fruit est devenu un produit très recherché, parfois vendu à des prix élevés, notamment pour certaines variétés comme Musang King. La Thaïlande, la Malaisie et l’Indonésie se positionnent comme principaux pays producteurs et exportateurs, avec un commerce international évalué à plusieurs milliards de dollars à l’horizon 2030.

Cette « ruée vers le durian » transforme les vergers. Dans certaines régions, des forêts, y compris des zones de haute valeur écologique, sont converties en plantations de durian destinées à l’exportation. Des enquêtes en Malaisie soulignent les conflits autour de plantations illégales, de la déforestation et des impacts sur la faune, notamment les espèces menacées.

L’enjeu est double :

  • préserver les paysages agroforestiers traditionnels, plus diversifiés,

  • limiter les expansions de monocultures qui fragilisent les sols, la biodiversité et la résilience des communautés locales.

 

Que deviennent les savoirs locaux des vergers de durian ?

Dans les villages où les vergers de durian sont présents depuis plusieurs générations, les arbres sont souvent liés à des histoires familiales : un ancêtre qui a planté le premier arbre, un cultivar transmis par échange de greffons avec un voisin, un fruit particulier réservé à une fête. Ces récits accompagnent des connaissances pratiques fines : reconnaître les signes de maturité, écouter le fruit tomber la nuit, conserver la semence, ou ménager une place pour les chauves-souris pollinisatrices.

Avec la montée en puissance des grandes plantations et des circuits d’exportation, une partie de ces savoirs est mise à distance ou reconfigurée. Les pratiques se standardisent, les variétés sont parfois imposées par les acheteurs, les intrants chimiques prennent de la place, et les vergers se déconnectent des systèmes alimentaires locaux.

Pourtant, des agriculteurs, des collectifs et des chercheur·e·s documentent aujourd’hui ces vergers anciens, les variétés locales, les systèmes agroforestiers où le durian cohabite avec d’autres espèces. Leur travail rappelle que ces vergers ne sont pas seulement des unités de production, mais des lieux de mémoire, d’apprentissage et d’interdépendance entre humains, arbres, animaux et marchés.

 

Pour aller plus loin :

  • Brown, M. J., & Sim, K. C. (2020). The Durian: Botany, Horticulture, and Utilization. In: J. Janick (ed.), Horticultural Reviews.

  • Thorogood, C. J. (2022). « The king of fruits ». Plants, People, Planet.

  • Focus on Geography (2020). « Trade, Tourism and the Environment in Asia’s Durian Boom. »

  • Zhong, Y. et al. (2025). « Genomic resequencing reveals genetic diversity in Durio zibethinus. »

  • Nurhz, M. et al. (2019–2021). Études sur la pollinisation des vergers de durian par les chauves-souris en Indonésie et Malaisie.

 
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