Quand les savoirs autochtones bousculent la gestion étatique des forêts au Canada
En 2021, la revue VertigO publiait un article marquant intitulé Les Autochtones, le bien-être collectif et la rationalité gouvernementale (Blouin, Bissonnette, Bouthillier), explorant l'impasse actuelle à laquelle sont confrontées les communautés autochtones au Québec dans leurs tentatives d'accéder à une gestion autonome de leurs forêts ancestrales. L’exemple des Mi’gmaq de Gespeg, peuple de la péninsule gaspésienne, illustre avec clarté les blocages profonds liés à la manière dont l’Etat conçoit l’usage du territoire et de ses ressources.
Alors que les Mi’gmaq ne disposent même pas d’un territoire de réserve, ils portent depuis plusieurs années un projet de forêt communautaire autochtone fondé sur une gestion locale, durable et partagée. Une forêt de libre accès, gouvernée par la communauté et ses partenaires, pour répondre aux besoins sociaux, culturels et écologiques du territoire. Pourtant, ce projet se heurte à une fin de non-recevoir. Pourquoi ? Parce qu’il remet en question une rationalité plus large : celle de la gouvernementalité forestière québécoise.
Une forêt sous rationalité extractive
Michel Foucault appelait « gouvernementalité » la manière dont les pouvoirs organisent et encadrent les comportements collectifs au nom du bien-être. Or, dans le cas des forêts publiques québécoises, cette rationalité reste orientée vers une extraction soutenue de ressources ligneuses, au service de la richesse économique et de l’intérêt collectif énoncé par l’Etat. Loin de reconnaître la diversité des rapports au territoire, elle homogénéise les besoins, invisibilise les savoirs minoritaires, et marginalise les communautés autochtones.
Mais depuis 2021, des signes de mutation commencent à apparaître. En janvier 2024, un accord de cogouvernance a été signé entre la Nation Micmac de Gespeg et Parcs Canada pour la gestion conjointe du parc national de Forillon. Pour la première fois, les savoirs mi’gmaq sont reconnus comme bénéfiques à la conservation, à l’emploi local et à la transmission culturelle. Parallèlement, les Mi’gmaq ont investi les secteurs de l’énergie éolienne, devenant co-détenteurs d’un vaste projet alimentant 20 000 foyers à l’horizon 2026. Ces développements montrent que l’affirmation territoriale ne se limite plus à la forêt : elle touche l’ensemble de l’économie locale et symbolique.
Un modèle en rupture
Pourtant, l’échelon provincial résiste. En 2025, l’Assemblée des Premiers Peuples du Québec-Labrador a rompu les négociations sur une réforme forestière jugée irrespectueuse des droits autochtones. Ce refus révèle que, malgré quelques gestes symboliques, la rationalité gouvernementale reste ancrée dans une vision homogène de la population et du territoire.
Dans les discours officiels, on parle de foresterie « durable » et de participation citoyenne, mais dans les faits, les communautés locales n'ont qu'un rôle d'accompagnement. Le projet mi’gmaq dépasse ce cadre : il n’est pas une cogestion à la marge mais une vision souveraine et territoriale. Il propose une autre manière de penser la forêt, comme espace de vie, de transmission et de liens. Un modèle qui pourrait bénéficier à tous, en repensant le bien-être collectif à partir du respect de la diversité.
Faire place aux savoirs autochtones
La forêt communautaire de Gespeg ne se contente pas de demander des droits : elle propose une autre rationalité. Une manière de penser l’usage de la forêt à partir du vivant, de la relation, et de la cohabitation. Un modèle qui met au défi non seulement les pratiques, mais les formes de pensée dominantes.
Chez Vergers du Monde, nous sommes convaincus que les savoirs paysans ont une portée universelle. Ce que l’expérience de Gespeg nous enseigne, c’est que changer les pratiques agricoles ou forestières implique aussi de changer les structures politiques et les cadres mentaux. Valoriser les savoirs autochtones, ce n’est pas seulement les reconnaître, c’est leur donner la capacité d’agir, de transformer, d’inspirer.
Pour aller plus loin
Blouin, Bissonnette, Bouthillier (2021) – Les Autochtones, le bien-être collectif et la rationalité gouvernementale. VertigO, 21-3. https://doi.org/10.4000/vertigo.34246
Gouvernement du Canada et Nation Micmac de Gespeg (2024) – Rights and Reconciliation Agreement – Forillon National Park. https://www.canada.ca/en/parks-canada/news/2024/04/the-nation-micmac-de-gespeg-and-the-government-of-canada-announce-the-signing-of-the-rights-and-reconciliation-agreement-with-respect-to-forillon-n.html
APTN News (2025) – First Nations break off forestry reform talks with Quebec, citing rights violations. https://www.aptnnews.ca/national-news/opposition-grows-to-proposed-forestry-bill-in-quebec/