Bortniks, les derniers apiculteurs des forêts de l’Oural
Dans les montagnes de l’Oural, en République du Bachkortostan (Fédération de Russie), se perpétue une tradition millénaire : celle de l’apiculture en ruches sauvages, appelée bortnoe pchelovodstvo. Cette forme d'élevage d'abeilles, rare et extrêmement respectueuse du cycle naturel, consiste à accueillir les abeilles dans des cavités creusées dans les troncs d’arbres, appelées borts, ou dans des troncs suspendus (colods), sans les déplacer ni perturber leur activité.
Transmise de génération en génération, cette pratique est aujourd’hui surtout préservée dans la réserve naturelle de Shulgan-Tash, au sein de la biosphère UNESCO "Bashkir Urals". Ce lieu accueille une vingtaine d’apiculteurs traditionnels (bortniks), qui suivent un code éthique strict : ne pas nourrir les abeilles artificiellement, ne pas traiter chimiquement les colonies, et ne récolter que l’excédent de miel à l’automne, une fois les besoins hivernaux de la colonie assurés.
Des abeilles résilientes et un savoir local précieux
Les abeilles locales, issues de la sous-espèce Apis mellifera mellifera, sont adaptées depuis des siècles aux conditions de l’Oural. Leur rusticité, leur résistance aux maladies et leur comportement doux sont les résultats d’une coévolution longue avec l’environnement forestier. Des études génétiques récentes (Yumaguzhin et al., 2022) ont confirmé la présence d’haplotypes mitochondriaux uniques dans les colonies sauvages du Bachkortostan, absents dans les abeilles introduites par les apicultures commerciales modernes.
Ce patrimoine génétique est aujourd’hui menacé par les croisements avec des sous-espèces importées, notamment dans les zones périphériques où l’apiculture moderne s’est implantée. La réserve de Shulgan-Tash joue donc un rôle crucial dans la conservation in situ de ces populations indigènes.
Ruches vivantes et rapports symboliques
Dans les forêts du Bachkortostan, la ruche n’est pas un outil de production, mais un partenaire du vivant. Les bortniks n’ouvrent pas les colonies chaque semaine, ne changent pas les reines, ne suppriment pas les essaims. Ils observent, attendent, et interviennent le moins possible. Le lien entre l’homme et l’abeille est fondé sur le respect, la patience et une certaine forme de spiritualité.
Chaque ruche dans un arbre est considérée comme un microcosme autonome, avec ses cycles, sa logique propre. Ce rapport symbolique à la forêt et au vivant rappelle d’autres formes de savoirs paysans et autochtones, dans lesquels la production n’est jamais séparée du soin, ni du sacré.
Une leçon pour d’autres territoires
Loin des modèles standardisés, les bortniks nous invitent à un renversement de regard. Non pas domestiquer la ruche, mais s'en approcher en tant qu'invitée, en tant que présence libre. Dans leurs gestes rares, leurs savoirs transmis sans manuels, s’inscrit une autre vision du monde : celle d’une alliance discrète entre humains et pollinisateurs, qui repose sur la confiance et l'écoute plus que sur l’exploitation.
À l’heure où les pollinisateurs s’effondrent et où l’apiculture industrielle domine, cette pratique marginale devient un témoignage puissant : on peut encore faire autrement. On peut encore habiter le monde sans l’asservir. Et dans ce refus d’arracher, de contrôler, de maximiser, se dessine une écologie du soin, enracinée, humble, mais visionnaire.
Pour aller plus loin
Yumaguzhin, F., et al. (2022). Genetic verification of conservation measures of the gene pool of the Burzyan population of the dark forest honeybee in the Bashkir Urals biosphere reserve
APIMONDIA (2022). Wild-hive beekeeping in Bashkortostan