Médecine des champs, les plantes paysannes en temps de guerre
Lorsque les hôpitaux ferment, que les routes sont coupées et que les médicaments disparaissent des pharmacies, il reste souvent les jardins, les haies, les friches et celles et ceux qui savent encore les lire. Dans de nombreuses régions rurales en guerre, ce sont les paysannes – et plus largement les gardien·nes de jardins – qui maintiennent un savoir discret sur les feuilles, racines, tisanes et onguents. À l’écart des fronts, leurs gestes réorganisent silencieusement les soins : cueillir une fleur contre la fièvre, préparer une décoction pour la toux, ou une lotion pour une plaie qui ne sera jamais vue par un médecin. Les conflits compliquent l’accès aux hôpitaux, interrompent les chaînes d’approvisionnement en médicaments et dégradent durablement les systèmes de santé. En Syrie, après plus d’une décennie de guerre, plus de 15 millions de personnes ont besoin d’une aide sanitaire, dans un pays où une large part des infrastructures médicales est détruite ou hors d’usage. Dans ce vide, les savoirs vernaculaires ne “reviennent” pas simplement : ils se recomposent, circulent via les ONG, les radios locales, les réseaux féminins, et se mêlent à des fragments de biomédecine.
Les pharmacopées villageoises réinventées pour l’urgence humanitaire
Bien avant les conflits contemporains, les plantes médicinales constituaient l’ossature du soin dans une grande partie du monde rural. Dans de nombreux pays africains ou asiatiques, entre 70 et 80 % de la population a encore recours à la médecine traditionnelle pour une part importante des soins courants, notamment dans les zones rurales où les structures biomédicales sont rares ou coûteuses.
La guerre agit comme un accélérateur de cette dépendance. Quand les budgets de santé s’effondrent, que les médecins fuient les zones de combat, les remèdes de proximité reprennent une place centrale. En Syrie centrale, des enquêtes ont recensé plus de 70 espèces médicinales utilisées pour traiter plus de cent affections : infections respiratoires, troubles digestifs, douleurs articulaires, blessures légères. De nombreuses plantes sont cueillies directement dans les champs, les friches et les jardins paysans – prolongeant la continuité entre agriculture, alimentation et soin.
Dans le nord-ouest syrien, une étude récente montre qu’environ 70 % des personnes interrogées ont eu recours à la médecine traditionnelle (principalement des herbes et la saignée par ventouses) au cours de l’année écoulée, en grande partie parce qu’elle est plus accessible et moins chère que les traitements “modernes” dans un contexte de guerre et de pauvreté (Source).
Des jardins comme dispensaires
Syrie : tisanes, friches et réseaux féminins
En Syrie rurale, la frontière entre plantes alimentaires et médicaments est poreuse. Le thym, la sauge, la camomille, diverses armoises et menthes sont cultivés près des maisons ou cueillis dans la garrigue : ils apaisent la toux, la fièvre, les maux de ventre, les insomnies.
La guerre a transformé ces plantes en ressources cruciales : les coupures de routes et le prix des médicaments incitent familles et guérisseurs à intensifier les récoltes de plantes locales, parfois au risque de surexploiter certaines espèces. Dans les camps et villages, ce sont souvent des femmes âgées qui tiennent la mémoire des mélanges, des dosages, des moments de cueillette, tout en intégrant parfois les recommandations d’ONG ou de médecins sur les risques d’interactions avec des antibiotiques ou des traitements chroniques.
Pakistan et Afghanistan : ethnomédecine en zones “de guerre contre le terrorisme”
Dans les régions frontalières du Pakistan, marquées par les opérations militaires et les déplacements forcés, des enquêtes ethnomédicinales ont documenté l’usage intensif de plantes locales pour remplacer des services de santé quasi absents.
Là encore, les plantes des champs et des marges – aloès, graminées, légumineuses sauvages, arbres fourragers – sont mobilisées pour traiter blessures, douleurs, fièvres ou troubles digestifs. Les guérisseurs insistent sur l’efficacité de préparations complexes, combinant plusieurs espèces pour “renforcer” le remède, et sur la dimension collective de la cueillette : des groupes se rendent ensemble dans des zones parfois dangereuses pour récolter écorces, feuilles et racines avant l’hiver.
Forêts en guerre : médecine des maquis vietnamiens
Pendant la guerre du Vietnam, les guérilleros vietcong et l’armée nord-vietnamienne ont dû affronter non seulement les combats, mais aussi la malaria, les infections et une pénurie chronique de médicaments, aggravée par les destructions liées aux herbicides comme l’Agent Orange.
Des rapports historiques montrent que certains hôpitaux clandestins de la guérilla ont cherché à produire jusqu’à 70 % de leurs besoins médicaux en s’appuyant sur les ressources de la forêt et les pharmacopées “orientales” classiques : décoctions d’écorces, plantes fébrifuges contre le paludisme, cataplasmes pour les plaies et fractures. Dans les tunnels et camps forestiers, les plantes deviennent alors des alliées stratégiques : elles prolongent la capacité de combattre, mais aussi de soigner civils et blessés dans des zones que la biomédecine n’atteint plus.
Afrique centrale : quand la guerre arrache les plantes aux guérisseuses
En République démocratique du Congo, les conflits récurrents dans l’est du pays détériorent non seulement les villages, mais aussi les milieux où poussent les plantes médicinales. Des témoignages récents soulignent que les déplacements massifs de population et la déforestation liée aux combats ou au commerce du bois détruisent les lieux de collecte traditionnels, forçant guérisseuses et guérisseurs à parcourir davantage de kilomètres ou à renoncer à certaines préparations.
Ici, la guerre n’entraîne pas seulement un “retour” à la médecine paysanne, elle en fragilise aussi les conditions d’existence : quand la forêt disparaît, ce sont à la fois des remèdes, des récits et des apprentissages intergénérationnels qui s’effacent.
Genres, pouvoirs et recompositions des savoirs
Ces scènes ont un point commun : la centralité des savoirs ruraux, souvent portés par des femmes, dans des contextes où les institutions de santé sont à genoux. Dans de nombreuses sociétés, la gestion des jardins vivriers, des petits arbres fruitiers, des plantes aromatiques et médicinales est une tâche féminine. La guerre reconfigure cette division :
d’un côté, des réseaux féminins de soins se renforcent (voisines, parentes, sages-femmes, herboristes) pour organiser la circulation de remèdes accessibles ;
de l’autre, on voit parfois des médecins, ONG ou pharmaciens s’approprier ces savoirs en les transformant en produits standardisés, intégrés dans des programmes humanitaires ou des marchés locaux.
Dans le monde arabe par exemple, les pratiques de soin intégrant remèdes naturels, rituels spirituels et techniques corporelles restent très présentes, y compris en milieu urbain, et coexistent avec la biomédecine. La guerre accentue cette coexistence : on consulte à la fois le dispensaire (quand il existe encore) et la guérisseuse de quartier, le pharmacien et la voisine qui connaît les tisanes “pour calmer le cœur”.
Paradoxes d’une modernité médicale fragmentée
Les acteurs internationaux de santé publique oscillent entre méfiance et intérêt vis-à-vis de ces “médecines des champs”. D’un côté, les risques sont réels : dosage approximatif, interactions avec des traitements, confusion entre espèces, pressions accrues sur certaines plantes déjà menacées.
De l’autre, ignorer ces savoirs revient à ignorer la réalité du soin dans les villages en guerre. Les programmes qui tentent de travailler avec les guérisseurs et les réseaux paysans, plutôt que contre eux, cherchent à documenter les usages, à identifier les remèdes les plus sûrs, à articuler référentiels locaux et démarches de pharmacovigilance.
La modernité médicale apparaît alors fragmentée : hôpitaux sous-financés, ONG aux moyens limités, pharmacies vides… mais des champs, des jardins et des friches qui continuent à produire des remèdes, et des communautés qui s’organisent pour les faire circuler.
Regards anthropologiques
Observer la médecine des champs en temps de guerre, c’est refuser de réduire les plantes à des “substituts” de médicaments manquants. C’est voir comment elles s’inscrivent dans un ensemble de relations :
relations aux lieux (jardins, clairières, haies, friches) qui deviennent des “paysages thérapeutiques” ;
relations de genre, où les savoirs féminins de soin prennent une importance accrue mais restent souvent invisibilisés dans les récits officiels ;
relations politiques, où continuer à cultiver et à soigner avec les plantes du pays peut être une manière de résister à l’abandon, à l’exil forcé, à la destruction des institutions.
Les travaux en ethnobotanique et en anthropologie de la santé insistent sur ce triangle : plantes – santé – moyens de subsistance. En contexte de conflit, ces trois dimensions sont prises dans des tensions nouvelles : la même plante peut nourrir, soigner, mais aussi devenir un produit commercialisé par des intermédiaires ou disparaître avec la forêt qui brûle.
La “médecine des champs” n’est ni un vestige du passé, ni un simple pis-aller pour populations pauvres. Elle est un espace d’invention sociale, où des communautés tentent de réconcilier, avec les ressources du vivant, deux impératifs que la guerre rend presque incompatibles : survivre au présent, et maintenir des continuités pour l’avenir.
Pour aller plus loin :
Smith-Hall C. et al., People, plants and health: a conceptual framework for assessing changes in medicinal plant consumption (Journal of Ethnobiology and Ethnomedicine, 2012).
Khatib C. et al., Traditional medicines and their common uses in central region of Syria (2021).
Adnan M. et al., Ethnomedicine use in the war-affected region of Northwest Pakistan (Journal of Ethnobiology and Ethnomedicine, 2014).
Ahmed F. et al., The Practice of Traditional Medicine and Associated Factors in Northwest Syria (Journal of Health Policy and Outcomes Research, 2025).
Mongabay, The uncertain future of DRC’s traditional medicine, a heritage to save (2025).

