Les igoudar du Sud marocain : greniers à graines, mémoire et menaces contemporaines

 

Accrochés aux falaises de l’Anti-Atlas ou dissimulés au cœur des oasis, les greniers collectifs amazighs – agadir, igoudar au pluriel – ressemblent à des forteresses miniatures. Murs épais, tours de guet, portes en bois numérotées : derrière chaque petite cellule, il y a des sacs de céréales, des jarres d’huile, des actes de propriété… et longtemps, des sacs de semences soigneusement mis de côté pour la prochaine saison. Ces greniers collectifs ont été décrits comme l’un des premiers “systèmes bancaires” des communautés rurales marocaines : on y dépose ce que l’on a de plus précieux, on y protège l’avenir.

Aujourd’hui, sur les quelque 550 igoudar encore recensés au Maroc, beaucoup sont en ruine ou à l’abandon ; quelques-uns seulement, comme le grenier d’Aït Kine, continuent à fonctionner réellement comme dépôt collectif. Dans cet article, nous vous proposons un détour par ces “greniers à graines” pour comprendre ce qu’ils stockent, ce qu’ils racontent… et ce que signifie leur disparition progressive.

 

Des citadelles de l’Anti-Atlas aux “banques” communautaires

Dans le Souss-Massa et l’Anti-Atlas, les igoudar sont souvent bâtis sur des éperons rocheux, des crêtes ou des promontoires, pour surveiller les vallées et se protéger des pillages. De l’extérieur, un agadir ressemble à une petite citadelle : un mur d’enceinte massif, parfois flanqué de tours d’angle, n’offre qu’une seule porte d’entrée. Une fois franchi ce seuil, on découvre un intérieur très dense, où des dizaines, parfois des centaines de cellules rectangulaires se serrent les unes contre les autres sur plusieurs niveaux.

Chaque cellule appartient à une famille de la tribu. L’accès se fait par des troncs de palmier ou de bois utilisés comme échelles que l’on déplace au fur et à mesure, comme si l’on faisait glisser une échelle entre des coffres-forts empilés. Certains chercheurs parlent d’ailleurs de “coffres-forts monumentaux” : l’architecture, conçue pour résister aux conflits, aux vols et aux intempéries, a aussi été pensée pour stabiliser la température et protéger les récoltes.

À l’intérieur, on trouvait les récoltes de céréales (orge, blé, maïs…), les semences pour les saisons suivantes, l’huile d’olive, le miel, mais aussi les actes de propriété, les contrats, les archives et parfois des bijoux. Un même bâtiment réunissait donc nourriture, mémoire familiale et sécurité économique. Pour de nombreux auteurs, les igoudar incarnent une “économie du peu” : un système de mise en commun et de sécurisation des biens essentiels dans des régions où les récoltes sont incertaines, les routes longues et les banques absentes.

 

A Aït Kine, un grenier encore vivant

Le village d’Aït Kine, au nord de Tata, est souvent cité comme l’un des rares igoudar encore pleinement fonctionnels. Le grenier, daté du XVIIIᵉ siècle, a été restauré dans les années 2000. L’intervention, portée par des architectes spécialisés en architecture vernaculaire, a privilégié les matériaux d’origine : pierre, terre, bois de palmier. L’organisation traditionnelle a été conservée : cellules superposées autour d’une cour centrale, tours de guet, escaliers rudimentaires en troncs de palmier.

Aujourd’hui, le grenier est toujours gardé par un amin, responsable des clés, des ouvertures et des fermetures. Les familles continuent d’y déposer des céréales, des stocks d’huile et parfois des documents. La cour sert aussi de lieu de réunion et de discussion. Dans certains témoignages, les habitants parlent du grenier avec une fierté évidente : là où d’autres igoudar ne sont plus que des ruines photographiées par les touristes, Aït Kine aurait “gardé vivant” son agadir.

Mais même ici, le rôle du grenier a changé. Une partie de la vie économique du village s’est déplacée vers les villes et les circuits monétaires modernes. On achète plus facilement farine et huile au marché, on stocke moins sur place. Le grenier est devenu un lieu à la fois utilisé, mais aussi montré, intégré aux circuits d’écotourisme de la région, avec des visiteurs de passage guidés parmi les cellules.

 

Que stocke-t-on vraiment dans un igoudar ?

Vue de loin, chaque cellule ressemble à une simple niche sombre, fermée par une porte en bois. Mais ce que l’on y range dépasse largement la fonction de stockage.

Dans un igoudar, on garde :

  • des graines et des récoltes : céréales, légumineuses, parfois des semences choisies pour leur résistance ou leur qualité gustative ;

  • des réserves alimentaires, indispensables pour passer l’hiver ou les périodes de sécheresse ;

  • des preuves : actes de vente, contrats, archives familiales, qui engagent la mémoire de la communauté ;

  • des traces de liens : certaines cellules appartiennent à des familles émigrées, qui continuent à payer une contribution pour garder “leur” loge, comme un fil ténu entre la diaspora et le village.

Les règles d’accès au grenier rappellent qu’il ne s’agit pas d’un simple entrepôt. On n’entre pas à n’importe quelle heure, ni seul, ni sans l’amin. Les décisions concernant l’entretien, l’attribution des cellules, les conflits entre familles se discutent dans ou autour du grenier. C’est un espace à la fois économique, politique et symbolique.

Du point de vue des savoirs paysans, l’igoudar est aussi un lieu d’apprentissage. Les enfants y apprennent à reconnaître les variétés de grains, à comprendre comment on sèche, ensache, protège les semences contre l’humidité et les rongeurs. Ils mémorisent quelle famille occupe telle cellule, quelles récoltes ont été mauvaises, qui a dû emprunter, qui a pu stocker plus que les autres. Une porte condamnée, un compartiment resté vide ou au contraire rempli de sacs récents disent beaucoup sur l’histoire climatologique et sociale du village.

 

Une disparition en cours : exode rural, marché et patrimonialisation

Si les igoudar fascinent aujourd’hui chercheurs, architectes et visiteurs, c’est aussi parce qu’ils sont devenus rares. Les inventaires récents montrent que beaucoup de greniers sont en ruine, d’autres encore debout mais plus utilisés, et qu’une minorité seulement reste vraiment active.

Plusieurs facteurs se combinent :

  1. Exode rural et migrations
    Une partie importante des jeunes quitte les villages pour les villes ou l’étranger. Quand les familles se dispersent, la nécessité de stocker collectivement les récoltes diminue. Certaines cellules restent fermées des années, faute de propriétaire présent.

  2. Monétarisation et banques modernes
    Les fonctions de “banque communautaire” sont désormais assurées par les banques classiques, les transferts d’argent, les commerces urbains. On préfère parfois acheter régulièrement au marché plutôt que stocker de grandes quantités dans un grenier éloigné.

  3. Transformation des systèmes agricoles
    L’arrivée de céréales importées, la modification des assolements, la mécanisation et les variétés commerciales changent le volume et le type de grains à stocker. Une partie des semences n’est plus sélectionnée au village mais achetée, ce qui réduit le rôle de l’igoudar comme “banque de graines” locale.

  4. Patrimonialisation sans usage
    Face à la dégradation, des programmes de restauration ont été lancés, parfois avec en ligne de mire une inscription au patrimoine mondial. Cette mise en valeur est essentielle, mais elle peut aussi transformer les igoudar en monuments figés, davantage visités que fréquentés par les habitants.

 

Que nous disent les igoudar sur l’avenir des graines ?

La question centrale, pour des collectifs comme Vergers du Monde, reste la même : que deviennent les savoirs liés aux greniers à graines quand les greniers se vident ? Dans certains villages, on maintient une forme d’usage symbolique – quelques cellules actives, un peu de grain “au cas où”, des archives déposées comme on dépose un souvenir. Ailleurs, ce sont les visites annuelles à la cellule familiale, ou le travail patient de chercheur·e·s et d’architectes qui documentent plans, inscriptions et règles orales, pour que rien ne disparaisse tout à fait.

On pourrait dire que les igoudar entrent dans une deuxième vie : objets de patrimoine, terrains de recherche sur les communs, sources d’inspiration pour inventer de nouvelles manières de stocker et de partager les semences. Parler de leur disparition, ce n’est pas seulement pleurer des murs d’adobe, c’est interroger nos façons d’assurer, demain, la sécurité alimentaire et semencière dans un climat qui change, sans couper ces lieux de la vie paysanne qui leur a donné sens. En filigrane, les igoudar rappellent une évidence : une graine ne se conserve jamais seule. Elle a besoin d’un lieu, de règles et d’histoires, de personnes qui reviennent vérifier qu’elle est toujours là – et c’est peut-être ce lien vivant qu’il nous faut, aujourd’hui, réinventer.

 

Pour aller plus loin :

  • Raffaelli, G. et al. (2016). Archaeometric study of a typical medieval fortified granary (Amtoudi Agadir, Anti-Atlas Chain, southern Morocco). Italian Journal of Geosciences.

  • Naji, S. (2021). Networks of the Sacred in the Atlas: Igudar and Zawaya, Intercessory Repositories of pre-Saharan Morocco. Traditional Architecture Journal.

  • Tifawt, L. (2024). The Fortifications of the Moroccan Amazigh Atlas Region. Étude sur l’architecture défensive et les igoudar.

  • Ministère de la Culture du Maroc / articles de presse (2023). Données sur les ~550 igoudar recensés et le projet d’inscription au patrimoine mondial.

  • Articles de vulgarisation et d’écotourisme sur les igoudar d’Amtoudi, Aït Kine et du Jbel Bani.

 
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